Discret, sympathique, doté d’un caractère modeste et d’un regard plutôt malicieux, le colonel Jean Deuve, était accessible et curieux des autres en dépit des ors et honneurs qu’il a reçus, sans jamais les rechercher.
Après avoir été ce personnage de légende, « immortalisé » par Jean Lartéguy dans son ouvrage Les Tambours de bronze ( Presses de la Cité, 1965), il se retira dans sa région natale, la Normandie.
Il y devint historien étant - cas assez rare – celui qui, dans sa jeunesse, a contribué à façonner l’histoire, et personnage historique devenu historien par respect de la mémoire collective.
Agronome de formation, avant que la 2ème guerre mondiale ne le rattrape, il était aussi reconnu comme zoologue : son ultime vocation.
Il recevait volontiers les scouts de passage à qui il avait plaisir de faire partager les multiples facettes d’une expérience peu commune. En effet, il avait fait sa promesse scoute, en avril 1931, à la 4ème Toulon (SdF). Adoubé Chevalier de France, c’est lui qui introduisit le scoutisme au Laos et en fut le premier commissaire général.
Le 1er décembre 2008, dans sa 91e année, ce scout, personnage historique, doublé d’une personnalité de la recherche scientifique sur le Sud-Est asiatique, spécialiste du Laos, est retourné à la Maison du Père.
Extraits d’une Biographie de Christophe Carichon
Aîné de 11 enfants, Jean Deuve suit des études dans différents grands lycées de province au gré des mutations de son père officier. A 11 ans, en 1929, le garçon découvre le scoutisme au sein des Éclaireurs de France car le scoutisme catholique n’est pas alors permis dans le diocèse.
Son père est ensuite affecté à Toulon, Jean Deuve intègre la 4e troupe de la ville, groupe Bailli de Suffren, et gravit rapidement les échelons de la progression scoute : promesse, 2nde classe, chef de patrouille des Alouettes, il est totémisé « Alouette éveillée ». En 1932, profitant d’un rapide passage à Lorient il devient chef des Coqs de la 1ère Lorient Bertrand du Guesclin. L’année suivante, nouvelle mutation pour la famille. A la 1ère Brest Foch, l’une des plus vénérables de Bretagne, au foulard marron clair, Jean Deuve devient CP des Gazelles, puis 1er chef de patrouille en 1934.
De sa période brestoise, Jean Deuve gardait des souvenirs précis et originaux comme ce camp en Italie pour l’Année sainte où, entre deux temps spirituels et touristiques, les scouts doivent utiliser leurs capacités d’observation pour des buts peu bucoliques mais bien patriotiques : « il était prévu sur l’itinéraire une journée à Gênes et la Marine nous avait demandé de « faire une promenade » dans le port et de tenter de photographier deux nouveaux bâtiments au système de conduite de tir central tout à fait original sur leur mât tripode avant : le Julio Cesare et le Vittorio Veneto. Alors des scouts ont loué un petit bateau, comme cela se faisait, ont repéré les deux bâtiments, ont été invités par les marins et ont pris des photos ! « et le ministère de la Marine nous a remerciés...! », raconte-t-il simplement dans un grand éclat de rire.
Comme tout ce qu’il entreprend, Jean Deuve le fait à fond et à la perfection. Scout de 1re classe, titulaire de la cordelière verte et jaune (six badges de capacité) puis de la cordelière d’or (dix-huit badges de service public), il est adoubé Chevalier de France, rare et plus haute distinction SDF d’avant guerre. Dans le diocèse, seuls trois garçons obtiendront cette distinction singularisant les scouts d’élite. À Noël 1937, Jean Deuve devient scoutmestre de la 1re Brest. Dans le même temps, au Quartier Général des Scouts de France, l’infatigable éclaireur participe à la fondation de la Tribu nationale des Hulottes avec Gilbert Anscieau. L’étude de la nature est pour Deuve une activité capitale. Il tente d’y sensibiliser les scouts brestois en regroupant les plus accrochés dans une Tribu des Piverts. Aux Journées Nationales de 1937, dont le thème est le sixième article de la Loi : « Le scout voit dans la nature l’oeuvre de Dieu », le Brestois est chef du centre « Oiseaux et Petite faune. » Il termine cette première partie de son scoutisme comme Instructeur nature au Quartier général. Plus tard en Afrique, en Asie et enfin en retraite en Normandie, Jean Deuve gardera toujours un petit carnet sur lui pour noter et dessiner une trace d’oiseau ou une empreinte de patte de félin, une jolie fleur des champs ou un serpent du Japon. L’étude de la nature était une de ses techniques scoutes préférées.
L’Officier et le Laotien :
L e colonel Jean Deuve a débuté la seconde guerre mondiale en tant qu’aspirant de réserve. Blessé lors de la campagne de France, il effectue un passage au Service topographique en Afrique Occidentale Française, puis il rejoint aux Indes, dès 1943, une unité spéciale placée sous commandement britannique, la Force 136, chargée des opérations clandestines en territoires occupés par les Japonais. Son parachutage, avec neuf autres membres de la Force 136, en janvier 1945 au Laos, dans la province de Paksane est simultanément un saut dans vingt ans d’intrigues politiques laotiennes et de manoeuvres diplomatiques régionales et internationales. Il faut savoir que Jean Deuve est resté presque sans interruption au Laos, quasiment à la tête du pays en tant que conseiller principal des autorités royales, de 1945 à 1963. Personnage de légende, Jean Deuve a été « immortalisé » par Jean Lartéguy dans son ouvrage Les Tambours de bronze (Presses de la Cité, 1965), dont l’action se situe au Laos de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1960. C’est en effet son parcours qui a inspiré à l’auteur la figure romanesque de François Ricq, l’un des personnages principaux de ce roman. Comme noté au dos du livre de Lartéguy, il était ce « petit homme timide... qui inventa le neutralisme, puis un parti, une armée, et enfin un gouvernement pour essayer de sauver le Laos. Pendant vingt ans, seul et sans moyens, il tiendra en échec les Japonais, les Thaïlandais, les Américains, le Viêt-minh parce qu’il possède le don étrange de se faire aimer de ses amis et de passer inaperçu aux yeux de ses ennemis » cité sur www.reseau-asie.com par son ami l’ethnologue Pierre Le Roux : « Jean Deuve, un officier-chercheur au Laos ».
De 1946 à 1949, Jean Deuve est chef du Service de renseignement des Forces du Laos, monarchie constitutionnelle intégrée à l’Union française. En 1949, le Laos, tout comme le Vietnam et le Cambodge, accède à une indépendance soumise à de nombreuses restrictions, il est alors nommé directeur de la police, un poste qu’il conserve jusqu’en 1954. Persuadé du bien fondé de la méthode de Baden-Powell, le capitaine français se lance en même temps dans une nouvelle aventure, celle du scoutisme Lao. Pour construire un pays, il faut former une élite. Avec les chefs Georges Durieux et Guy Lherbier, il fonde, en 1950, un scoutisme de qualité pour les garçons et les filles de ce pays. Le quartier général lui octroie le titre de commissaire de district Scouts de France et de commissaire général des scouts Lao.
Un long article de Robert-Charles Romilly, « Scouts laotiens » dans la revue Indochine Sud Est Asiatique, évoque le groupe de Luang Prabang, que Deuve, Durieux, Lherbier et leurs assistants utilisent comme auxiliaire des troupes françaises contre le Viet-minh comme aux plus beaux jours de Mafeking : accueil des troupes au Laos lors de l’agression vietminh contre le Laos en 1953, mission de surveillance en pirogue sur le Mékong, guides de groupes de combat, mission de ravitaillement ou de secourisme, préparation de repas. Nombreux sont les scouts Lao à s’engager ensuite pour servir leur pays les armes à la main. En octobre 1953, le Laos renégocie les modalités de son appartenance à l’Union française. Il acquiert la pleine indépendance diplomatique et le transfert d’une série de compétences que la Métropole s’était réservée. Cette pleine indépendance signifie que désormais le gouvernement laotien est en charge totale de sa sécurité ce qui a pour effet direct la nomination de Deuve au poste de conseiller du Premier Ministre de 1954 à 1964.
Au cours de cette période, la présidence du Conseil laotien se dote d’une série d’organismes de renseignements et de propagande destinés, selon l’expression de Deuve lui-même, à mener une guerre secrète contre les communistes Bien que le rôle exact de Deuve ne soit pas encore établi, il ne fait aucun doute que son influence sur la politique de lutte antisubversive dans ces années charnières est déterminante. Le départ de cette éminence grise de la politique laotienne coïncide avec la chute du gouvernement neutraliste et la prise en charge toujours plus importante de la sécurité intérieure du pays par les États-Unis.
En 1964, Deuve quitte le Laos et rejoint à Tokyo l’Ambassade de Françe où il demeurera attaché militaire jusqu’en 1969. Il a en outre la responsabilité des services secrets français en Extrême-Orient. Il termine sa carrière dix ans plus tard, au sein du Service de Documentation Extérieure et de Contre Espionnage (SDECE), qui deviendra plus tard la DGSE.
Officier de la Légion d’Honneur, commandeur de l’Ordre National du Mérite, croix de Guerre 1939-1945, croix de Guerre TOE (théâtres d’opérations extérieures), titulaire de la Médaille de la Résistance, il était également, entre autres, commandeur de l’Ordre du Million d’Éléphants et du Parasol Blanc du royaume du Laos et chevalier du Mérite Laotien.
L’Historien
Rendu à la vie civile, le colonel Jean Deuve s’investit dans des activités de recherche qui vont fortement contribuer à la connaissance de l’histoire contemporaine du Laos. Il s’agit d’un cas – assez rare – de l’historien qui, dans sa jeunesse, a contribué à façonner l’histoire, et du personnage historique devenu historien par respect de la mémoire collective. Membre de l’Institut des civilisations et d’histoire de la péninsule indochinoise, des Commissions d’histoire de l’Académie des Sciences d’Outre- Mer et de la Fondation pour les Etudes de Défense Nationale. Il publie régulièrement des ouvrages et des articles sur les événements dont il fut un des principaux acteurs. Agronome de formation et zoologue par vocation : Bien que sa carrière ait pris, du fait de la guerre, une autre direction qu’une chaire au Muséum, le colonel Jean Deuve a surtout été, sa vie durant, un passionné et un véritable expert de travaux naturalistes. Ces dernières années encore, les services sanitaires de la Manche venaient ainsi régulièrement le consulter pour lui demander un avis à propos de serpents, notamment après des morsures dans cette région de France et sur ce front de mer si touristiques.
L’Écrivain
Jean Deuve (sous son nom ou sous le pseudonyme de Michel Caply) a écrit de nombreux ouvrages inspirés de son expérience laotienne ou encore portant sur l’histoire normande . Voici quelques titres que l’on peut encore se procurer :
- Guillaume le Conquérant (Biographie), 1987
- Les Services Secrets Normands : Le Renseignement au Moyen Age, 1990
- Seigneur de l’Ombre:Les Services Secrets Normands au XII ème siècle,1995
- L’Épopée des Normands d’Italie, 1995
- La Guerre Secrète au Laos contre les Communistes (1955-1964),1995
- La Guerre des Magiciens : L’Intoxication Alliée (1939-1944), 1995
- La Fondation du Duché de Normandie, 1997
- La Guérilla au Laos, L’Harmattan - 1997
- Trois Glaives pour un Royaume:Les Héritiers de Guillaume le Conquérant, 1997
- Les Opérations Navales Normandes au Moyen Age, 2000
- Histoire des Services de Renseignements des Forces du Laos, 2000
- Histoire de la Police Nationale du Laos (1949-1956), L’Harmattan - 2000
- Les Femmes Normandes dans l’Histoire du Duché, Corlet, 2002
- Mirabelle, agent secret, Corlet - 2002
- Le Royaume du Laos, L’Harmattan - 2003
- Histoire Secrète des Stratagèmes de la Seconde Guerre mondiale, 2008
Témoignage sur Jean Deuve et l’historiographie du Laos
L’acquisition récente du Fonds documentaire Jean Deuve par le Service des Archives et de la documentation du Mémorial de Caen marque une étape essentielle de la recherche sur l’histoire du Laos contemporain.
Personnage souvent ignoré par les spécialistes du sujet, Jean Deuve, a non seulement joué un rôle important dans les événements complexes qui ont agité le Laos et l’Indochine dans l’après-seconde guerre mondiale, mais il a également fortement contribué à leur intelligence historique. La constitution d’un fonds documentaire profondément original compte tenu des faits qu’il recouvre est l’aboutissement de cette ambivalence.